Tirnam a écrit:lostinthemiddle a écrit:Ayant suivi la politique américaine lors de l'élection présidentielle de 2016, j'avais appris que dans plusieurs Etats gouvernés par le GOP, des réformes électorales qui avaient pour but officiel de lutter contre les fraudes électorales mais surtout pour but officieux d'empêcher les membres des minorités ethniques d'exercer leurs droit de vote en entravant leur inscription sur les listes électorales avaient eu lieu. J'ai découvert ainsi l'expression voter suppression.
J'ai deux questions pour ceux qui suivent la politique américaine avec plus d'attention que moi sur ce forum :
- dans quels Etats ces lois sont-elles encore appliquées et dans quels Etats ces lois ont été supprimées?
- Est-ce que ces lois ont pu favoriser la victoire de Donald Trump dans les swing states en 2016?
Merci d'avance pour vos réponses.
Il y a différents types de lois et de techniques qui répondent à l'objectif de diminuer la participation électorale des minorités
- la demande d'une pièce d'identité lors du vote, actuellement appliqué dans 35 Etats, sans avoir a priori d'effets significatifs sur la participation.
- la purge des listes électorales pour diverses raisons (abstentionniste, changement d'adresse, ...) sans toujours prévenir et alors que les Etats peuvent fixer le délai pour une réinscription bien avant l'élection. On a eu des cas dans le Wisconsin et en Géorgie récemment.
- on peut aussi diminuer le nombre de bureaux de vote dans les quartiers à forte population de minorité (par exemple au Texas)
- il y avait aussi par exemple une loi particulière à la Floride qui privait les criminels de leur droit de vote, à vie. Cette loi a été abrogée en 2018 par référendum, elle concernait a priori 23% de la population Afro-américaine de l'Etat.
Alors est-ce que ça a un réel impact sur le résultat des élections ? Difficile à dire. En tout cas ces mesures sont quasiment toujours prises à l'initiative des républicains.
Vaste sujet que celui-ci, qui englobe tout un tas de pratiques et d'éléments.
En préambule, il faut déjà rappeler que les Etats-Unis ne disposent pas, comme en France, d'un code électoral unifié. Chaque état a une marge de manœuvre et d'autonomie en la matière assez poussée.
Si l'état fédéral garantit les conditions d'accès à la citoyenneté (être âgé d'au moins 18 ans, avoir la nationalité, deux amendements ont donné le droit de vote aux anciens esclaves puis aux femmes), c'est aux états fédérés que revient la responsabilité d'organiser les listes électorales et les élections.
On a déjà là un premier niveau de confrontation entre les démocrates et les républicains : les premiers souhaiteraient uniformiser les pratiques de votes, les seconds défendent le droit des états en la matière. Evidemment il y a derrière cela tout un tas d'arrières pensées politiciennes.
Aux USA, il est communément admis qu'une forte mobilisation avantage les démocrates. C'est globalement (j'insiste sur le globalement, il y a des exceptions) vrai. L'électorat républicain est par nature plus civique que l'électorat démocrate (plus jeune, plus urbain, plus métissé). Généralement, quand on observe des pics de participation, les contingents de nouveaux électeurs sont plutôt de tendance démocrates (là aussi j'insiste sur le plutôt, il y a aussi des exceptions).
C'est ce postulat communément admis qui détermine toutes les stratégies électorales des démocrates et des républicains. Les premiers font tout pour faciliter les inscriptions électorales et la participation, les seconds font tout pour la limiter (là aussi c'est une schématisation, il y a des exceptions).
Venons en au comment...
Les démocrates ont en plus un autre souci : leur électorat est nettement plus sensible à la mobilité géographique que l'électorat républicain. Dans les états bleus on rend l'inscription sur les listes électorales nettement plus faciles, voire obligatoires (il n'est ainsi pas rare que dans les états bleus, l'obtention d'un permis de conduire entraîne automatiquement l'inscription sur les listes électorales). Dans les états rouges, cette inscription se fait plus souvent à la demande.
Rappelons également qu'aux USA, les élections ont lieu quasiment toujours un mardi (parfois le jeudi). Là aussi, depuis désormais longtemps les démocrates réclament que les journées d'élections présidentielles et de
midterms soient chômées. Les républicains refusent.
Rappelons également qu'aux USA, il n'existe pas de pièces d'identité nationales. Quand un électeur se présente au bureau de vote, il doit prouver son identité avec un justificatif. Les états républicains autorisent généralement les permis de ports d'armes, mais pas les cartes étudiants :). On voit très bien l'idée derrière ce genre de spécificités :).
Du coup, les démocrates ont mis en place des systèmes permettant de voter malgré les contraintes d'un vote en semaine pour tout un tas d'électeurs démocrates (de jeunes actifs, ou des mères au foyer jonglant entre emploi et vie de famille).
Certains états sont passés au tout par correspondance. C'est le cas du Colorado, de Washington mais aussi de l'Utah (qui est tout sauf un bastion démocrate :) ). Dans ces états là , le vote à l'urne n'est maintenu que pour des exceptions précises (des gens n'ayant pas d'adresse postale, comme les Indiens dans les réserves par exemple, ou bien des personnes ayant des handicapes physiques ou mentaux leur rendant complexes le renvoi d'un courrier électoral).
D'autres états proposent les deux : vote postal et vote à l'urne. C'est par exemple le cas de l'Arizona et de la Californie. Certains états autorisent le vote postal sans justification, d'autres non.
Pour le vote postal, l'électeur en fait la demande généralement (sauf dans les états où il est obligatoire). L'état lui envoie alors un bulletin de vote avec 2 enveloppes retour. Une, anonyme, dans laquelle l'électeur glisse son bulletin, et une, marquée et identifiée au nom de l'électeur, dans laquelle il glisse l'enveloppe anonyme avec le bulletin. Une fois réceptionnée par les autorités de l'état, l'enveloppe marquée est vérifiée comme étant valide. Si c'est le cas, alors l'enveloppe anonyme est retirée de l'enveloppe marquée, et mise de côté jusqu'au jour du vote, où elle sera dépouillée.
C'est le
vote by mail, Ã ne pas confondre avec l'
absentee ballot. Pour ce dernier, il existe un vrai clivage : les états bleus le pratiquent nettement plus que les états rouges.
Aux USA, beaucoup de gens ont la bougeotte et déménagent pour un oui ou pour un non. Le suivi des listes électorales peut être un vrai casse tête. Dans certains bureaux de vote vous pouvez vous présenter en disant que vous ne vous êtes pas encore inscrit sur les listes électorales. Vous donnez votre nom (avec un justificatif d'identité), une adresse (avec un justificatif), et vous votez. Votre vote est mis de côté. L'état doit dans les jours suivants s'assurer que vous êtes bien cette personne, que vous habitez bien à cette adresse. Si oui, alors on vous inscrit officiellement sur les listes électorales, et votre vote sera comptabilisé.
Cette pratique a pour effet de parfois ralentir considérablement l'annonce des résultats définitifs (en cas de résultats serrés, ça peut prolonger le suspense).
Enfin, les républicains sont devenus des champions dans la suppression d'électeurs des listes électorales. Dans certains états, les autorités républicaines rayent des listes les électeurs n'ayant pas voté à plusieurs élections d'affilée. Parfois l'état envoie un courrier à l'adresse de l'électeur pour l'en informer, parfois pas. Les démocrates font remarquer que le vote n'étant pas obligatoire, un électeur a tout à fait le droit de ne pas participer à certains scrutins sans pour autant être "puni" par une radiation.
Face à tout ça, les républicains accusent les démocrates de frauder en injectant des milliers (millions ?) de faux bulletins dans le processus. Les démocrates accusent les républicains d'empêcher des milliers (millions ?) d'électeurs de pouvoir s'exprimer.
Il y a des deux côtés beaucoup d'exagérations dans ces accusations. Néanmoins, les républicains n'ont jamais apporté le moindre début de preuve d'une quelconque malversation de ce genre (que ce soit à petite ou à grande échelle).
Le vote par correspondance et l'
absentee ballot sont des pratiques très encadrées (et fort coûteuses pour les états qui les emploient). Quant aux accusations formulées par Trump selon lesquelles des immigrés clandestins voteraient massivement dans les états, c'est assez risible. Là aussi, sa "commission d'enquête" sur le sujet fut une vaste pantalonnade, n'apportant aucun élément concret.
Et, imaginer un immigré clandestin se pointer gentiment dans un bureau de vote, pour entrer en contact avec les autorités légales de l'état dans lequel il vit illégalement, pour leur donner un nom et une adresse, est une image assez contre intuitive dirons nous :).
Cette commission d'enquête a mis en avant les risques de double vote (en effet, un électeur peut conserver son inscription dans son ancien état où il pourrait voter par courrier, et voter à l'urne dans son nouvel état). Toutes les études (nombreuses, variées et non partisanes) menées sur le sujet ont largement démontré que ces pratiques de double vote étaient des cas rarissimes (n'excédant jamais plus de quelques dizaines de bulletins sur des millions de suffrages exprimés). Et rien ne prouve non plus que ces cas de double vote seraient surreprésentés au sein d'un parti par rapport à un autre. Précisons en plus que la double inscription est tout à fait légale, c'est le double vote qui est interdit.
J'ai personnellement un couple d'amis républicains, qui ont vécu pendant les 25 premières années de leur vie en Floride, avant de devoir déménager au Wyoming pour des raisons professionnelles. Ils se sont inscrits au Wyoming mais n'ont jamais demandé à être radiés des listes électorales de Floride. Tant que l'état de Floride ne les radie pas (étant donné qu'ils sont enregistrés comme électeur républicain, le risque me parait quasi nul :) ), ils votent par correspondance en Floride pour les élections nationales, mais votent au Wyoming pour les élections locales. Si jamais la Floride les radie en revanche, alors ils voteront au Wyoming aussi pour le national. Ils sont bien conscients que leur vote a plus de poids en Floride qu'au Wyoming...
Quant aux radiations pratiquées par les républicains, dans beaucoup d'états c'est aussi fait avec rigueur et honnêteté (toiletter les listes électorales dans des états à forte mobilité géographique est tout à fait normal). Mais certains états ont eu la main très lourde.
On peut citer le Wisconsin et la Géorgie.
Le Wisconsin est un des états où le taux d'inscription électorale est désormais le plus faible, et c'est généralement l'un des états les plus abstentionnistes de l'Union (c'est le seul état que Trump emporte en 2016 en obtenant moins de voix que Romney en 2012). Le gouverneur démocrate de l'état est en lutte désormais contre les majorités républicaines locales, qui veulent radier plusieurs centaines de milliers d'électeurs de nouveau.
En Géorgie, les radiations visent assez spécifiquement (mais sans le dire) les électeurs afro-américains.
On ne peut être catégorique, mais dans ces deux états, les radiations ont pu jouer un rôle dans le résultat de la présidentielle de 2016 au Wisconsin, et dans le résultat pour le poste de gouverneur en Géorgie en 2018.
Un autre état très républicain a tenté de jouer la radiation, mais ça a mal tourné, c'est le Kansas. Dans cet état, l'ancien secrétaire de l'état (poste en charge de l'organisation des élections), Kris Kobach, a tenté de supprimer massivement des électeurs des listes. Il a même été jusqu'à poursuivre plusieurs dizaines de personnes pour des cas de doubles votes. Le problème c'est que dans le lot il y avait pas mal de personnes âgées qui avaient de bonne foi renvoyé les courriers sans vraiment comprendre qu'ils votaient deux fois. L'acharnement du secrétaire contre ces électeurs avait entraîné beaucoup de protestations, y compris chez les républicains. Son manque d'humanité en la matière et sa lutte contre des "fraudes" électorales imaginaires avaient en revanche tapé dans l’œil de Trump, qui l'avait nommé dans sa fameuse commission d'enquêtes.
En son sein, Kobach a renforcé son image de trumpiste zélé, mais aussi celle de personne très dure et un peu excessive. Résultat des courses il a pu conquérir la nomination républicaine pour le poste de gouverneur du Kansas (en battant de très peu le sortant plus modéré), mais avant de se faire battre par la candidate démocrate à la générale, en grande partie à cause de son passif qui sentait le souffre en matière de tripatouillage électoral.
Mais depuis quelques années, les républicains (qui sont toujours très inventifs dans ce genre de popotes partisanes) sont passés à un échelon supérieur. Désormais, quand 'un gouverneur démocrate est élu dans certains états où les républicains contrôlent les assemblées locales, ces dernières tentent de faire voter des lois pour réduire les pouvoirs et prérogatives du gouverneur nouvellement élu. Cela a été tenté au Wisconsin (encore lui...) et en Caroline du Nord. Au Wisconsin ça a plutôt bien marché, en Caroline du Nord nettement moins (les cours de justice donnant plutôt raison au gouverneur de Caroline du Nord, contrairement au Wisconsin). Mais je ne doute pas que si un gouverneur républicain devait être réélu au Wisconsin, et que les républicains contrôlent toujours à ce moment là les assemblées locales (vu le
gerrymandering c'est probable), ces dernières supprimeront les lois précédentes pour redonner au nouveau gouverneur républicain élu la plénitude de ses pouvoirs. Précisons que tous les états républicains ayant des gouverneurs démocrates ne sont pas aussi mesquins (les gouverneurs démocrates du Montana, de la Louisiane ou du Kentucky n'ont pas eu à subir ce genre de soucis). Cela semble plutôt concerner les
swing states.
Par contre, dans les états très rouges, les gouverneurs républicains tentent de faire voter des lois visant à réduire les pouvoirs et prérogatives des municipalités, ces dernières étant désormais gérées par les démocrates, surtout dans les grandes villes. Là aussi ces manœuvres sont ardemment combattues au niveau judiciaire (avec un certain succès globalement) par les maires démocrates en question.
Et je ne parle même pas du
gerrymandering, autre pratique que l'on a souvent évoquée sur ce forum...