Vie et mort du Pacte militaire-paysan en Bolivie : de l’échec d’Ernesto « Che » Guevara à l’avènement du katarisme et de son leader Jenaro Flores Santos (1966-1997) (1er volet)
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L’une des raisons fondamentales de la débâcle du foyer de guérilla installé par Ernesto « Che » Guevara en Bolivie, du 7 novembre 1966 jusqu’à sa mort, le 9 octobre 1967, est l’existence du Pacte militaire-paysan (PMC) qui le prive de tout appui des populations rurales. Le « Che », qui n’a pas dû prêter attention au PMC, s’étonne lui-même de l’absence des paysans à ses côtés via son journal, publié à Cuba en 1968 avant de faire le tour du monde.
Barrientos, âme du PMC
Rendu public le 27 novembre 1966 à Cochabamba par le général d’aviation René Barrientos Ortuño, chef de l’Etat de tendance conservatrice (4 novembre 1964 - 27 avril 1969), le PMC, assimilé à un « pongueaje » politique (1), oblige les paysans à soutenir les forces armées. En retour, celles-ci promettent de respecter un certain nombre d’acquis sociaux : en premier lieu, la fameuse loi de réforme agraire du 2 août 1953, l’une des plus ambitieuses jamais réalisées en Amérique latine, qui démembre les grandes propriétés, ou haciendas, en transformant le paysan en petit propriétaire. Ensuite, le droit syndical et le droit à l’éducation. Enfin, Barrientos s’engage à élaborer une politique qui permette aux paysans de profiter des avantages de la « société moderne ».
Apparue le 15 juillet 1953, la Confédération nationale des travailleurs paysans de Bolivie (CNTCB) s’engage, avec la mise en place du PMC, à « appuyer et défendre fermement et loyalement l’institution armée en toute circonstance ». Un pas décisif est alors franchi dans l’inféodation du paysannat. Dans un pays alors massivement rural (77% de la population en 1950), la complicité des campagnes envers les militaires s’avère donc capitale pour voir ces derniers se maintenir au pouvoir.
Un autre facteur contribue au succès initial de cette surprenante alliance : la popularité de Barrientos, surnommé le « général du peuple », auprès du paysannat. Tout d’abord, son parcours politique en fait le digne héritier du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), à l’origine de la Révolution nationale-populaire du 9 avril 1952 qui abattit l’oligarchie minière et latifundiaire, dénommée la « Rosca ». Il endosse ainsi le costume de vice-président de la République durant le troisième mandat de Víctor Paz Estenssoro (6 août - 4 novembre 1964), connu pour être le chef historique de la Révolution de 1952 et du MNR. Sa personnalité ensuite, basée sur de multiples facettes : son charisme ; son paternalisme symbolisé par sa politique du « plata, pisco et palo » (« argent, alcool et bâton ») ; enfin, sa proximité et sa connaissance du monde andin, avec une maîtrise parfaite du quechua, première langue indienne du pays devant l’aymara.
Se substituant à l’articulation parti-syndicat, instauré entre 1953 et 1964 par le MNR, le PMC est clairement dirigé contre le mouvement ouvrier, réuni au sein de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), constituée le 17 avril 1952, soit huit jours seulement après la journée révolutionnaire du 9. Perçue comme l’une des deux forces alors incontournables en Bolivie avec l’armée, la COB s’oppose frontalement à celle-ci peu après le coup d’Etat du 4 novembre 1964 qui permet aux généraux Barrientos et Alfredo Ovando Candía de s’arroger le pouvoir en chassant Paz Estenssoro. A vrai dire, l’affrontement, mais celui-là plus latent, avait déjà débuté durant la présidence d’Hernán Siles Zuazo (6 août 1956 - 6 août 1960) quand les militaires apportèrent tout leur soutien au virage à droite opéré le 15 décembre 1956 par le MNR. Un virage marqué par un plan de stabilisation monétaire, conçu avec le FMI et les Etats-Unis.
Vent d’émancipation
Le PMC commence à se lézarder en 1968 quand Barrientos essaie d’imposer une nouvelle fiscalité paysanne, ce que rejettent avec véhémence les communautés aymaras du département de La Paz qui obtiennent le report de la réforme. L’épisode suivant, des 29 et 30 janvier 1974, dénommé le « Massacre de la Vallée », délégitime encore un peu plus le PMC. Une centaine de paysans se font alors tuer par la dictature fascisante du général Hugo Banzer Suárez (21 août 1971 - 24 juillet 1978) à Epizana, Tolata, Aguirre, Melga et Sacaba, en l’occurrence dans la vallée de Cochabamba, pourtant ancien fief de Barrientos. Leur faute ? Avoir protesté contre la hausse brutale, parfois plus de 100%, des produits alimentaires de première nécessité.
Inévitablement, ces jacqueries vont engendrer des dissidences paysannes par rapport à l’existence du PMC. En 1968, est ainsi créé, dans le contexte d’opposition au projet de nouvelle fiscalité, le Bloc paysan indépendant (BIC), proche des mineurs, des étudiants et de la COB. Puis le 18 février 1971, surgit la Confédération syndicale des colons de Bolivie (2). Très influente dans la partie orientale du pays, celle-ci est d’emblée rattachée à la COB avant d’adhérer en août 1971 à la CNTCB, alors aux mains de paysans opposés au PMC.
Les kataristes, fossoyeurs du PMC
Mais c’est bien l’irruption en 1969 d’un mouvement spécifiquement indien (3) qui va provoquer le coup de grâce au PMC. Pris en main par des intellectuels aymaras vivant dans le département de La Paz, ce mouvement est symboliquement dénommé katariste, en référence à Túpac Katari (4). Chef aymara durant l’époque de la « Grande Rébellion » contre le joug du colonisateur espagnol entre 1780 et 1783 au Haut-Pérou (5), il avait assiégé avec 40 000 hommes, pendant 109 jours et par deux fois, la ville de La Paz entre mars et octobre 1781. Trahi par quelques-uns de ses partisans, il est arrêté lors de la nuit du 9 novembre 1781 avant d’être jugé puis écartelé six jours plus tard à Peñas.
De toute leur force, les kataristes s’opposent à l’impôt unique, conçu dans le cadre de la réforme de 1968, et bien sûr au PMC. Parallèlement, ils prônent un accès accru aux crédits, des politiques de développement agricole et la poursuite de la réforme agraire, encourageant les occupations des propriétés moyennes, non concernées par le décret de 1953.
Mais aux traditionnelles doléances socio-économiques et politiques, s’agrègent alors de très importantes revendications d’ordre culturel, comme l’officialisation du quechua et de l’aymara en tant que langues nationales au côté de l’espagnol. Les kataristes dénoncent les politiques d’assimilation culturelle menées par l’Etat, et appellent à l’établissement d’une démocratie multiculturelle fondée sur le droit à l’autodétermination des peuples premiers. L’un des principaux objectifs est donc de réhabiliter une identité indigène perçue comme opprimée et même niée. Et c’est là que ce mouvement est très différent de ce qui a prévalu durant la Révolution de 1952 où les autochtones avaient été intégrés au sein de la nation en tant que paysans et non pas en tant qu’indiens. Paz Estenssoro n’aurait-il pas déclaré à cette époque : « Il n’y a plus d’indiens, il n’y a que des paysans ? »
Flores en leader du katarisme syndical
Surgi à la base et non pas imposé, le mouvement indigène s’affiche comme le principal courant du nouveau syndicalisme paysan autonome. Son histoire va se confondre avec la biographie de cette personnalité d’exception qu’est l’Aymara Jenaro Flores Santos (6). Ayant vu le jour le 19 septembre 1941 à Antipampa, dans la province d’Aroma du département de La Paz, celle-là même qui a vu la naissance de Túpac Katari, Flores va connaître une ascension éclair. Démarrant en janvier 1969 lorsqu’il est désigné secrétaire général du syndicat de sa communauté d’Antipampa, celle-ci se poursuit deux mois plus tard quand il prend la tête, au sein de la CNTCB, de la province d’Aroma, puis en juin 1969 du département, ô combien stratégique, de La Paz. Enfin, il acquiert une stature nationale en s’emparant de la CNTCB à l’occasion du 6ème congrès à Potosí, survenu le 2 août 1971, soit une vingtaine de jours avant le putsch sanglant de Banzer renversant le général progressiste Juan José Torres González, au pouvoir depuis le 7 octobre 1970.
La perte des libertés fondamentales sous Banzer oblige Flores à s’exiler diligemment au Chili de Salvador Allende avant de retourner dans son pays dès 1972, où il s’oppose clandestinement aux militaires qui ont réinstallé leurs partisans au sommet de la CNTCB. Le 30 juillet 1973, en pleine chape de plomb, une foule énorme d’Aymaras et de Quechuas, rassemblée dans le centre archéologique de Tiwanaku (7), prend connaissance du « Premier Manifeste de Tiwanaku ». Inédite manifestation publique d’un programme politique katariste, ce document ronéotypé d’une dizaine de pages, émanant de cinq organisations rurales dont celle animée par Flores (8), va connaître un certain retentissement national et international. Leurs porte-paroles sont profondément influencés par Fausto Reinaga Chavarria, pionnier de l’indianisme pour avoir fondé en 1962 le Parti des indiens aymaras et keswas (9), puis publié en 1969 la « Révolution indienne », texte fondateur de la pensée indianiste. Ils se reconnaissent ainsi une double identité ethnique et paysanne, qui a été victime d’une double injustice séculaire : l’exploitation économique et culturelle d’un côté, l’oppression politique de l’autre. Ils concluent amèrement : « Nous sommes des étrangers dans notre propre pays. » Autre constat, leurs auteurs appartiennent, à la faveur des réformes éducatives et de l’exode rural (La Paz connaît un triplement de sa population entre 1950 et 1976), à une nouvelle élite indienne politisée, installée en ville mais qui bien sûr n’a rien renié de ses origines rurales.
A partir d’octobre 1973, commencent à se dégager, à l’intérieur du mouvement indien, deux tendances idéologiques bien différentes. De prime abord, le courant indianiste pour qui le sujet est l’indien, privilégiant le combat ethnique à la lutte des classes. Il reçoit l’appui d’organisations indigénistes internationales. Ensuite, le courant classique pour qui le sujet est le paysan, conjuguant luttes sociales et préservation de l’identité culturelle. Il est soutenu par les secteurs progressistes de l’Eglise bolivienne. Etrangère alors au mouvement indien, la gauche traditionnelle, marxiste et créole (10), s’abstient de toute participation dans ce débat.
Décidée le 18 janvier 1978 par Banzer sous la pression d’une grève de la faim d’ampleur nationale, lancée par quatre héroïques épouses de mineurs (11), l’ouverture démocratique voit réapparaître Flores au grand jour. Les 27 et 28 mars de la même année, il endosse de nouveau le costume de secrétaire exécutif de la CNTCB, lors du 7ème congrès à La Paz. A cette occasion, il émet le souhait de s’allier avec la classe ouvrière, et donc d’intégrer le syndicat paysan au sein de la COB. Mais plus d’un an s’écoulera avant que ses voeux ne soient enfin exaucés, précisément au début du mois de mai 1979 dans la capitale bolivienne, lors du 5ème congrès de la COB. Sur sa lancée, celle-ci convoque, le 26 juin 1979, toujours à La Paz, le congrès fondateur de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), agrégeant trois syndicats paysans : celui de Flores, le plus représentatif, intitulé « Confédération nationale des paysans Túpac Katari » ; la Confédération Julián Apaza (12), liée au Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, social-démocrate) ; enfin, la fraction non-maoïste de la Confédération indépendante paysanne (CIC, ex-BIC). Sans surprise, Flores prend les commandes de la nouvelle centrale en étant élu à l’unanimité secrétaire exécutif.
Cette complicité entre la CSUTCB et la COB n’allait pourtant pas de soi, les mouvements ouvrier et paysan se regardant jusque-là en chiens de faïence pour des motifs surtout culturels, excepté dans certaines régions à l’orée des années 50 où ils étaient déjà liés au sein de la COB. Dans tous les cas, cet attelage est un coup dur pour l’armée, du moins l’une de ses factions, désireuse de ne dépendre d’aucune sorte d’un pouvoir civil, quel qu’il soit. Or, cette recomposition syndicale réunit les deux structures les plus combatives du pays, farouchement opposées à toute mainmise, directe ou indirecte, des militaires.
Acmé et déclin du syndicalisme katariste
Très vite, la CSUTCB ne va pas tarder à témoigner de sa puissance. Dès la fin du mois de novembre 1979, elle est, avec la COB, aux manettes du mouvement de protestation contre les mesures d’austérité prises par le gouvernement provisoire de Lidia Gueiler Tejada (16 novembre 1979 - 17 juillet 1980). Circonscrit dans l’Altiplano, berceau du katarisme, le blocage des routes s’étend bientôt dans tout le pays, ce qui a pour conséquence de stopper l’approvisionnement des marchés urbains. Perdurant près de 15 jours, la mobilisation paysanne est d’une telle ampleur qu’elle dépasse rapidement celle des ouvriers. Selon Javier Hurtado Mercado, idéologue du katarisme, cette protestation paysanne marque l’apogée du syndicalisme indien bien qu’il ne présente ici que des revendications économiques, et donc aucunement culturelles.
Réélu au 2ème congrès en juin 1983 à La Paz, puis au 3ème en juin-juillet 1987 à Cochabamba, Flores préside aux destinées de la CSUTCB jusqu’en juillet 1988, date du 1er congrès extraordinaire tenu à Potosí où il est remplacé par Juan de la Cruz Villca, Aymara-Quechua du département d’Oruro. En réalité, son départ précipité de la direction de la centrale syndicale, annoncé dès avril 1988 dans une saisissante autocritique, est en rapport avec la fonction politique qu’il remplit au sein du Mouvement révolutionnaire Túpac Katari de Libération (MRTKL), et à laquelle il veut désormais exclusivement se consacrer. Ses divergences avec Víctor Morales dont le discours, très à gauche, s’oppose au sien, davantage marqué du sceau de l'ethnicité, ne sont pas non plus étrangères à son renoncement.
Ces divisions où les syndicalistes kataristes peinent à proposer un projet unificateur remontent en réalité à 1983. A ce coup d’arrêt, s’ensuit, à leur dépens, l’inexorable ascension des producteurs de coca, solidement implantés dans les vallées tropicales du Chapare, au nord du département de Cochabamba, en majorité Quechuas. Une ascension qui leur permet de faire tomber en janvier 1994 la direction de la CSUTCB, lors du 6ème congrès à Cochabamba, qui voit pour la première fois l’élection au poste de n°1 d’un Quechua pur jus en la personne de Félix Santos Zambrana, originaire du département de Potosí. S’ils jouent, à l’exemple des kataristes, la carte socio-culturelle, les producteurs de la « feuille sacrée » prônent en revanche, depuis 1991, la thèse dite de « l’instrument politique ». Dévoilée au congrès extraordinaire de la CSUTCB en 1988, celle-ci consiste à défendre la création d’un parti qui autoriserait la participation des syndicats paysans au jeu électoral.
Comme un seul homme, les cocaleros (13) se rangent derrière Evo Morales Ayma, de souche aymara, qui a quitté, en compagnie de ses parents et de sa fratrie, son département natal d’Oruro dès 1982, à l’âge de 23 ans, et ce en raison d’une des pires sécheresses que connait alors l’Altiplano. S’installant dans le Chapare, il s’engage aussitôt dans les structures syndicales locales des cocaleros, grimpant rapidement dans la hiérarchie. En 1993, il est ainsi élu président de la Coordination des producteurs de coca du tropique de Cochabamba avant que celle-ci ne devienne en 1996, toujours sous sa coupe, la Coordination des six fédérations du tropique de Cochabamba. Un poste qu’il exerce... encore aujourd’hui malgré sa fonction de chef d’Etat, ce qui en surprend plus d’un !
Flores en leader de la démocratie
Les dictatures militaires d’extrême droite qui sévissent après la naissance de la CSUTCB, aussi bien celle du colonel banzériste Alberto Natusch Busch (1er-16 novembre 1979), que celle du général narcotrafiquant Luis García Meza Tejada et ses sbires (17 juillet 1980 – 10 octobre 1982) ne permettent pas de revenir au statut quo ante. Même si l’infâme équipe de García Meza tente vainement de faire renaître la CNTCB et le PMC.
Là aussi, on doit beaucoup à Flores pour avoir contribué à la chute de ces deux despotes, et ce en s’appuyant sur l’unité ouvrière-paysanne, en place depuis le 26 juin 1979 et l’irruption de la CSUTCB. Un premier aperçu en est donné quand s’organise la révolte contre le coup d’Etat de Natusch Busch, associant les mineurs aux paysans autour de la mine de Colquiri, dans le département de La Paz. Pas moins de 2 500 mineurs et 1 000 paysans du secteur, représentant plus de 60 syndicats, se transforment en milices armées pour attendre de pied ferme une attaque militaire qui finalement ne vient pas, le soulèvement pacénien (14) ayant suffi à faire reculer les séditieux.
Deuxio, en prenant les rênes de la résistance le jour même du pronunciamiento de García Meza, le chef aymara assume sans fard la direction de la COB. Historiquement, c’est la première fois qu’un dirigeant paysan exerce un mandat national confié par les représentants de l’ensemble des travailleurs boliviens. Une attribution qui lui revient juste après l’assaut, dans la matinée, du siège du syndicat à La Paz par au moins une trentaine de jeunes gens armés, en l’occurrence des militaires mais surtout des paramilitaires. Mixture de militants d’extrême droite aguerris au sein de la Phalange socialiste bolivienne (FSB) et de délinquants de droit commun liés à la mafia de la cocaïne, ces derniers sont placés sous les ordres de Francisco « Mosca » Monroy, une crapule établie à Santa Cruz, condamnée en 1979 pour le meurtre d’un manifestant désarmé. Au final, trois membres du comité exécutif de la COB sont exécutés (15), tous les autres arrêtés. Présent en tant que leader de la CSUTCB, Flores échappe miraculeusement à la rafle. Désirant téléphoner d’urgence, il est en effet contraint de quitter l’édifice pour appeler, les lignes étant coupées, avant d’être témoin, à son retour, de la capture de ses camarades. Il se dirige alors vers Radio San Gabriel où il prône la grève générale et le blocage des routes illimités.
Bien que de manière assez désordonnée et improvisée, des coordinations entre mineurs et paysans réapparaissent en tentant de s’opposer, comme en novembre 1979, à l’avancée des militaires dans les mines. C’est le cas une nouvelle fois à Colquiri, mais aussi à Catavi - Siglo XX, le plus grand centre minier du pays (16), dans le département de Potosí, enfin à Caracoles et à Viloco, dans le département de La Paz, où ont lieu le 5 août les ultimes boucheries. Inconnue jusque-là en Bolivie, la violence des putschistes, soutenue activement par le régime militaire argentin du général Jorge Rafael Videla, est alors systématique et sélective. Elle fera 500 morts, 4 000 détenus et un nombre indéterminé de disparus. Malgré tout, Flores, plus déterminé que jamais, déclare le 30 octobre : « La vérité est que la COB est dans le pays, dans notre patrie, s’efforçant de résister au fascisme qui sévit aujourd’hui en Bolivie. »
Face à une population terrorisée, la dictature s’estime assez forte pour imposer, le 9 janvier 1981, une dizaine de décrets qui augmentent, entre autres, le gaz-oil de 140% le pain de 100%, le lait de 30%, le transport public de 17%, enfin la viande et l’huile de 14%, les salaires restant de leur côté gelés. Via la COB, Flores réagit illico en appelant, pour les 12 et 13 janvier, à une grève générale de 48h et à des barrages routiers. Nonobstant l’impitoyable répression, l’arrêt de travail est suivi dans les districts miniers ainsi que dans les usines de La Paz et de Cochabamba tandis que l’Altiplano pacénien est paralysé par le blocage de ses routes. Après l’odieux assassinat par les paramilitaires, le 15 janvier, de huit membres de la direction nationale clandestine du MIR dans un bâtiment de la rue Harrington à La Paz, Flores devient l’opposant le plus recherché. A son sujet, García Meza prononcera ces paroles abominables : « Les Boliviens comme un Jenaro Flores ou comme d’autres qui se sont vendus à la COB ne doivent pas vivre. »
Des paroles, celui qu’on surnomme le « président délinquant » passe très vite aux actes. Le 19 juin, à la périphérie de La Paz, Flores est victime d’une balle à la vertèbre 17, tirée par une patrouille militaire, le paralysant à vie. Il est transféré à la Section 2 de l’intelligence de l’armée puis promptement à la clinique policière où il est incarcéré durant 27 jours, avant d’être expulsé, via Houston, en France où il est soigné à l’hôpital Raymond Poincaré à Paris, conséquence d’une campagne internationale pour sa vie et sa libération. Le 15 novembre, coïncidant avec le second centenaire de la mort de Túpac Katari, l’emblématique Aymara transmet, en compagnie de Simón Quispe, un message au pays qui encourage de nouveau la résistance après avoir choisi cette date comme celle du paysannat. En dépit de la tyrannie, ce prestigieux anniversaire parvient à être célébré à Ayo Ayo où a vu le jour en 1750 sa figure tutélaire.
Début 1982, il repart clandestinement en Bolivie et prend de nouveau, malgré sa paralysie, les commandes de l’opposition au régime militaire, désormais sous la férule du général Celsio Torrelio Villa (4 septembre 1981 - 21 juillet 1982). Motif pour lequel on le surnomme « le guerrier paralysé ». Son obstination à ce que son pays recouvre la liberté est récompensée le 10 octobre 1982 avec le retour, définitif, des civils au pouvoir. Une obstination que beaucoup, hélas, ont oublié dans le pays mais certainement pas ses camarades syndicalistes qui, lors du 2ème congrès de la CSUTCB, le baptiseront… « Túpac Katari II » !
Flores en leader du katarisme politique
Hormis son rôle syndical prééminent, Flores est aussi un politique dont le parcours, ô combien chaotique, a été beaucoup moins reluisant.
En mai 1978, il est l’un des créateurs du Mouvement révolutionnaire Túpac Katari (MRTK) qui, à chacune des élections générales (présidentielle + législative) intervenues pendant la transition démocratique (18 janvier 1978 - 17 juillet 1980), adopte une position différente :
- 9 juillet 1978 : le MRTK intègre la coalition de centre gauche de l’Union démocratique et populaire (UDP) de Siles Zuazo, vainqueur moral d’une élection honteusement truquée.
- 1er juillet 1979 : le MRTK se scinde en trois fractions :
Celle de Flores, considérée comme la plus importante, renonce à concourir tout en appelant à voter à gauche.
Celle de Clemente Ramos Flores rejoint l’UDP qui termine à la 1ère place. Deux représentants de ce secteur sont élus députés : César Vela et Pedro Canaviri Limachi.
Celle de Macabeo Chila Prieto rallie l’Alliance du MNR de Paz Estenssoro, coalition de centre droit qui se classe 2ème. Ce qui permet à cet illustre Aymara du département d’Oruro de devenir député, imité par son camarade Alfredo Nogales.
- 29 juin 1980 : le MRTK se coalise avec le Parti révolutionnaire de la gauche nationaliste (PRIN) et son candidat Juan Lechín Oquendo, icône de la COB pour en avoir été le géniteur et le n°1 jusqu’en 1987. Echec total, le PRIN finissant 13ème et dernier.
A l’occasion de ces trois scrutins, le MRTK doit affronter, au sein de la mouvance katariste, la concurrence incarnée par le Mouvement indien Túpac Katari (MITKA). Se voulant en dehors du traditionnel spectre politique gauche-droite, celui-ci se lance systématiquement seul dans les batailles électorales.
Jailli le 27 avril 1978 à Las Piedras, dans le département de La Paz, le MITKA met exclusivement en avant les revendications ethniques, délaissant par conséquent le volet social. Il tire à boulets rouges sur les militants du MRTK, qualifiés d’« indiens honteux » : « Ce n’est pas le paysan le sujet de l’Histoire mais l’indien. Nous rejetons avec force l’asservissement de ceux qui acceptent de réduire leur lutte aux revendications pures et simples de la classe sociale paysanne. Nous ne sommes pas une classe sociale à la recherche d’alliances et de tuteurs, mais avant tout une nation opprimée avec sa propre culture, un passé millénaire et une alternative de civilisation spécifique. »
En substance, le MITKA défend l’autodétermination des peuples autochtones en prétendant rassembler les « nationalités indiennes », Aymaras comme Quechuas, installées dans l’ex-Collasuyo. Connu pour être le plus vaste et le plus austral des quatre territoires de l’ancien empire inca ou Tahuantinsuyo, le Collasuyo s’étendait de l’Altiplano bolivien, au nord, jusqu’au Chili central, sur les rives du río Maule, au sud.
Sa posture incite Flores à dénoncer son caractère rétrograde, et même son racisme.
De 1978 à 1980, les résultats du MITKA sont les suivants :
- 9 juillet 1978 : 0,63% à la présidentielle pour Luciano Tapia Quisbert.
- 1er juillet 1979 : 1,93% à la présidentielle pour Luciano Tapia Quisbert ; 1 député à la législative en la personne de Julio Tumiri Apaza (17).
- 29 juin 1980 :
1,21% à la présidentielle pour Luciano Tapia Quisbert ; 1 député à la législative qui n’est autre que son candidat à la magistrature suprême.
1,30% à la présidentielle pour Constantino Lima Chávez, transfuge du MITKA et précurseur du MITKA-1 ; 1 député à la législative qui n’est autre que son prétendant à la tête de l’exécutif.
Beaucoup plus radical que ses ex-amis du MITKA, Lima considère que, dans 99% des cas, la violence est nécessaire pour faire triompher ses idées.
En raison de leurs échecs électoraux, le MITKA et le MITKA-1 se sabordent en 1985, ce qui conduit certains de leurs adhérents à adopter, le 26 février 1986 à Sucre, la lutte armée comme stratégie. Est ainsi constituée l’Armée guérillera Túpac Katari (EGTK), bras armé de l’Offensive rouge des ayllus tupackataristes (ORAT) qu’on dénomme encore les « Ayllus rouges » (18). A l’origine de quelques attentats, la majorité de ses dirigeants sont arrêtés et incarcérés en 1992. Parmi eux, émergent deux futurs ténors de la vie politique : l’intellectuel marxiste Álvaro García Linera, vice-président de la République depuis l’accession au pouvoir de Morales en 2006 ; l’Aymara Felipe Quispe Huanca dit « El Mallku » (19), président de la CSUTCB de novembre 1998 à juin 2003 mais aussi fondateur, le 14 novembre 2000, du Mouvement indigène Pachakuti (MIP) (20) qui pointera à 6,09% et 2,16% des suffrages aux présidentielles, respectivement à celles du 30 juin 2002 et du 18 décembre 2005.
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Cárdenas et le katarisme de droite au pouvoir
En compagnie de Victor Hugo Cárdenas Conde et Walter Reynaga Vásquez, Flores lâche le MRTK en 1985 pour donner naissance, en mars à La Paz, au MRTKL. Avec lequel il réalise, le 14 juillet suivant à la présidentielle, le modeste score de 2,11%. La nouvelle structure n’en gagne pas moins, aux législatives du même jour, deux députés que sont Cárdenas et Reynaga, représentant respectivement les départements de La Paz et Potosí. Suite à cette dissidence, le MRTK, par le biais de Chila, atteint piteusement 1,08% à cette présidentielle de 1985, ce qui occasionne, la même année, sa disparition.
En conflit avec Cárdenas et Reynaga qui n’acceptent pas sa primauté, Flores quitte le MRTKL lors d’un congrès en 1988 pour porter sur les fonts baptismaux le FULKA, traduisez par Front uni de libération katariste. Sous ses nouvelles couleurs, il essuie un cinglant échec, ne totalisant en effet que 1,15% à la présidentielle du 7 mai 1989. Cárdenas fait à peine mieux, rassemblant seulement 1,62%.
A l’agonie, le katarisme politique enregistre un sursaut à l’occasion des élections générales du 6 juin 1993, qui sera cependant de courte durée. Tous deux candidats à la vice-présidence de la République, Flores et Cárdenas connaissent des destins différents. Le premier touche le fond en recueillant 0,97% en compagnie de Ramiro Velasco Romero, dirigeant de la Gauche unie (IU). Désormais porte-étendard du Mouvement katariste national (MKN), le second parvient quant à lui à se faire élire sur un étonnant ticket qui l’associe à Gonzalo Sánchez de Lozada. Appelé « el gringo » pour son accent américain après avoir été licencié en littérature et en philosophie à l’Université de Chicago en 1952, celui-ci incarne un MNR qui n’a plus rien à voir avec la Révolution nationale-populaire, en particulier depuis sa conversion à l’ultra-libéralisme économique en 1985. Ce qui ne manque pas de troubler le mouvement indien qui qualifie le dirigeant katariste de « traître ». Près de six mois seulement après sa prise de fonction, le congrès de la CSUTCB de janvier 1994 vote ainsi une résolution dans ce sens.
En tant que président du Congrès national, Cárdenas réforme l’article 1 de la Constitution de 1967 en instituant un Etat multiethnique et pluriculturel (12 août 1994). De même, une vaste rénovation du cadre législatif national est engagée avec la promulgation de trois lois, considérées alors comme les plus innovantes depuis 1952 :
- La participation populaire qui met en place 311 autonomies municipales, premier pas vers les autonomies régionales et indigènes (20 avril 1994).
- La réforme éducative qui se veut interculturelle et bilingue (7 juillet 1994).
- La réforme agraire qui reconnaît les terres communautaires indiennes et la fonction socio-économique de la terre (18 octobre 1996).
Par ailleurs, le projet de loi indigène (1992), promu par la Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB) (21), émanation depuis 2010 de 34 groupes autochtones des basses terres, est amplement pris en compte.
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G.F.